L'ânesse de Balaam : Dieu, c’est l’humanité qui prend la parole

Nombres 22:31-35

Culte du 22 juin 2014
Prédication de pasteur James Woody

(Nombres 22:31-35)

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Culte du dimanche 22 juin 2014 à l'Oratoire du Louvre
prédication du pasteur James Woody

Chers frères et sœurs, cet épisode se déroule sur le chemin qui mène le peuple Hébreu de la maison de servitude à la terre où la liberté est promise. Durant ce long chemin d’apprentissage, Israël se retrouve dans le pays de Moab qui prend peur de la présence de ce peuple et qui s’inquiète qu’il broute son herbe. Le roi de Moab, Balaq, va demander au devin Balaam de venir maudire Israël. Dans un premier temps, divinement inspiré, Balaam refuse, mais Balaq n’a pas dit son dernier mot et lui propose de le combler d’honneurs et d’accomplir tout ce qu’il lui demandera. C’est dans ce contexte que Balaam se met en route.

Ce conte biblique nous délivre un enseignement sur le chemin de l’homme selon trois étapes qui repèrent ce qui rend aveugle, ce qui rend fanatique et ce qui rend notre humanité.

Quoi que partant de bon matin, Balaam est plongé dans une nuit profonde, une nuit obscure, selon l’expression de Jean de la Croix. En effet, il ne verra pas l’ange de l’Éternel qui, par trois fois, tentera de barrer sa route. C’est le début du chant de l’âme « Au milieu d’une nuit obscure, d’angoisses, d’amour enflammée » : l’aurore s’est levée, mais Balaam est encore au milieu de la nuit. Il est à l’image de ces novices dont parle Jean de la Croix qui n’ont pas encore accompli ce travail personnel qui les délivrera de ce mal qui ronge toute personne : l’orgueil, dont certains disent que c’est un péché capital. Ici, l’orgueil a été flatté par la proposition de Balaq : littéralement, le roi lui a dit « je te glorifierai de beaucoup de gloire ». Cela suffit à rendre aveugle Balaam pourtant réputé être « voyant ». L’orgueil dégrade la clairvoyance de Balaam. Nous pouvons spéculer sur les racines de son orgueil. Peut-être des problèmes familiaux, des problèmes personnels sont-ils à l’origine de cet orgueil qui va l’isoler du reste du monde. Toujours est-il que Dieu est ici comme relégué au loin. Il sort du champ visuel. Il sort de nos préoccupations. Il cesse d’occuper notre esprit. La foi disparaît. Seul reste ce que Jean de la Croix repère comme étant le mal des débutants : la satisfaction de soi-même et de ses œuvres. Un désir plein de vanité. La condamnation de ceux qui ne font pas comme eux.

De fait, Balaam qui ne se pose aucune question sur ce qui lui arrive, qui est mû par cette possibilité d’une gloriole, frappe l’ânesse qui ne suit pas le chemin qu’il veut suivre coûte que coûte. Balaam aurait été beaucoup plus aimable avec quiconque disposé à le caresser dans le sens du poil et à canoniser sa voie. La gloire promise dit de quel mal souffre Balaam en disant en creux ce dont il manque cruellement : la manque d’estime de soi. Il rend aveugle, ce mécanisme qui consiste à compenser les blessures personnelles, les failles narcissiques, par toutes sortes d’artifices qui consistent à nous faire échapper au réel comme on plonge quelqu’un dans un coma artificiel pour qu’il cesse de souffrir. Cela peut-être utile, mais cela ne peut devenir un mode de vie, sans quoi nous devenons tout simplement insensibles au réel. C’est ce qu’explore la deuxième étape.

Devenir fanatique

Ce que ne voit pas Balaam, c’est l’ange de l’Éternel muni d’une épée qui lui affirme qu’il était en mesure de le tuer. Autrement dit, Balaam ne voit pas le danger ; il n’est pas conscient de la menace qui lui fait face. Pour le dire plus simplement encore, Balaam ne connaît pas la peur. Autant l’ânesse fait tout pour éviter l’ange menaçant, autant Balaam n’hésite pas à foncer tête baissée car, lui, n’a pas peur. Il n’a pas peur de mourir. Il n’a pas peur de se tromper. Il est insensible au réel. C’est ce qui fait son fanatisme.

Soyons plus précis au sujet de la non-peur de Balaam car dire qu’il n’a pas peur me semble être insuffisant. Il me semble plus juste de dire qu’il refoule sa peur, car son orgueil le pousse inévitablement à cacher sa peur, surtout en présence de ses serviteurs et des émissaires du roi de Moab. La honte de la peur provoque ce refoulement qui confine au fanatisme qui le fait plonger un peu plus dans la nuit obscure.

Face aux changements du monde, face à la nouveauté, nous pouvons nous durcir, nous crisper en redoublant de violence pour passer l’épreuve coûte que coûte. La ténacité se commue en obstination. Nous ne laissons plus aucune place pour l’altérité qui pourrait aggraver un peu plus notre profond sentiment d’insécurité que nous tâchons de masquer. Nous nous enfermons dans un phénomène de cour, nous faisons taire toute voix discordante, nous blâmons ce qui sort de la trajectoire que nous nous sommes assignée. Le refoulement de la peur fait de nous un tyran qui plonge le monde entier dans la nuit obscure.

Retrouver notre humanité

Cette nuit n’est pas sans issue. Ici, le livre des Nombres met en scène ce dénouement rendu possible par l’action de l’ânesse qui par trois fois réagit à la présence de l’ange de l’Éternel : trois apparitions de l’ange qui font de la nuit de Balaam une « nuit trois fois heureuse » pour reprendre la formule de Jean de la Croix. Car, dans cette nuit-là, une pédagogie divine se met en place. L’âne, dans la Bible, est la métaphore animale de l’homme. L’âne qui, au même titre que l’homme, doit être racheté et non sacrifié (Ex 13/13) contrairement à tous les autres premiers-nés, est mis en scène pour désigner l’humanité véritable.

L’ânesse qui s’écarte de la voie tracée par Balaam exprime le dialogue intérieur qui s’engage entre le Balaam aveuglé par la gloire et devenu fanatique pour calmer ses angoisses, et le Balaam qui intuitionne ce qu’il y a par delà sa peur refoulée. C’est ce conflit intérieur entre notre penchant à la satisfaction du plaisir immédiat et cet appel à nous relier à l’ultime qui s’exprime dans ce conte. Pour utiliser le vocabulaire théologique, l’âme désigne notre sensibilité au réel, notre capacité à repérer les messagers de l’Éternel, les signes de l’Être. Ici, l’ânesse est l’image de l’âme, elle-même image de notre tension vers l’Être, une âme qui fait cruellement défaut à Balaam.

Si nous cherchons à comprendre comment Balaam a finalement ouvert les yeux sur le réel, comment son Moi a cessé d’être à la merci des peurs primitives, comment Balaam a mis fin au refoulement, nous pouvons nous orienter du côté des deux serviteurs, étrangement absents de tout le reste du récit dès lors que le message divin apparaît. Cela peut nous faire penser qu’ils ont vraiment tenu leur rôle de serviteur en aidant Balaam à y voir plus clair, à ouvrir les yeux sur ce qu’il était en train de vivre. À la manière de véritables amis, ils l’ont mis face à la vérité. Non pas la vérité qui l’arrangeait : sa réalité faite sur mesure ; mais la vérité dernière, celle qui ne souffre d’aucun arrangement, d’aucune compromission, d’aucun sacrifice. Les serviteurs ont joué leur rôle de tiers. Un tiers séparateur entre la peur profondément enfouie et l’humanité véritable. Les serviteurs ont permis à Balaam de lâcher la peur et de se saisir de son humanité. Balaam a cessé de brandir son fanatisme et de dégrader son humanité.

Mais peu importe qu’il s’agisse des serviteurs, d’un petit reste de conscience, ou de la contrainte qu’exerce le messager divin : retenons qu’une autre voix que celle de Balaam se fait entendre, un autre rapport au réel s’exprime, qui permet à Balaam de changer de comportement. Ce pourrait tout aussi bien être une communauté qui tient lieu d’âme auxiliaire. Ce qui compte, c’est qu’un tiers a été suffisamment tenace, suffisamment convaincant, pour qu’une conversion s’opère. Ce tiers qui tient lieu de conscience auxiliaire, d’âme d’appoint, a tout de même une caractéristique qu’il ne faut pas mésestimer : elle a la confiance au moins partielle de Balaam. Cela fait des années qu’elle lui est loyale : il y a donc lieu de penser qu’elle n’agit pas sans de bonnes raisons, ce qui peut inviter Balaam à prendre au sérieux ce comportement paradoxal et à l’interpréter. Le comportement de l’ânesse devient une énigme à déchiffrer qui porte en elle le message de l’ange. Nous voyons que le divin fraie son chemin dans les paradoxes, dans les écarts de conduite, dans ces surprises qui déstabilisent les comportements fanatiques et donnent à penser à nouveaux frais.

L’orgueil flatté de Balaam se trouve contrarié par cette aventure qui le fait passer par le chemin étroit de la vie éternelle (Mt 7/14), ce chemin étroit qui lui permet de se délester de ce qui l’encombre, de ce qui sature son imaginaire, son horizon, sa vue et, par conséquent, lui fait perdre de vue toute bonne direction. Le résultat est que la peur ne disparaît pas : elle est remise à sa juste place. La peur seule nous tétanise. L’absence de peur fait de nous un tyran. La peur, associée à la confiance que rappelle l’ânesse, nous permet d’éviter des mises en danger (peur de la mort) et nous permet d’atteindre un haut niveau d’exigence (peur de l’échec). La peur ne saurait être le moteur de notre vie, mais un élément qui nous permet à la fois de préserver notre intégrité (la peur de l’ânesse sauve Balaam de la mort) et d’augmenter notre capacité d’action : en se prosternant devant l’ange de l’Éternel, Balaam indique qu’il se met sous son autorité, qu’il devient donc sujet de l’Éternel, autrement dit sujet d’une vie accomplie dans toutes les dimensions. C’est d’ailleurs pour cela que les croyants seront appelés les « craignant Dieu » dans les textes bibliques, non en raison d’une peur panique qui les conduirait à enfouir leur talent comme dans la parabole ou à devenir des fanatiques comme Balaam dans cet épisode, mais du fait que la peur permet de réinvestir le présent. La peur jointe à la foi nous évite de croire que la vie peut durer éternellement et nous aide à découvrir qu’il y a une manière de faire quelque chose de la brièveté de la vie, c’est d’établir des liens vraiment satisfaisants avec les autres. En lieu et place de la malédiction que Balaq appelle de ses vœux, la bénédiction ouvre un espace à l’amour véritable qui dispense du besoin d’immortalité, qui dispense le fanatique de cacher son angoisse sous l’arrogance de la tyrannie et l’autorise à être tout simplement humain.

Amen

Lecture de la Bible

Nombres 22:31-35

L’Éternel ouvrit les yeux de Balaam, et Balaam vit l’ange de l’Éternel  [מַלְאַךְ יְהוָה, mal'ákh YHWH] qui se tenait sur le chemin, son épée nue dans la main ; et il s’inclina, et se prosterna sur son visage.
32 L’ange de l’Éternel lui dit: Pourquoi as-tu frappé ton ânesse déjà trois fois ? Voici, je suis sorti pour te résister, car c’est un chemin de perdition qui est devant moi.
33 L’ânesse m’a vu, et elle s’est détournée devant moi déjà trois fois; si elle ne s’était pas détournée de moi, je t’aurais même tué, et je lui aurais laissé la vie.
34 Balaam dit à l’ange de l’Éternel : J’ai péché, car je ne savais pas que tu t’étais placé au-devant de moi sur le chemin ; et maintenant, si tu me désapprouves, je m’en retournerai.
35 L’ange de l’Éternel dit à Balaam : Va avec ces hommes ; mais tu ne feras que répéter les paroles que je te dirai. Et Balaam alla avec les chefs de Balak.

Traduction Nouvelle édition de Genève (NEG)

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